#CanariasTieneUnLimite

Au lendemain de notre arrivée à Las Palmas, nous avons eu la chance de rencontrer Teresa Aguiar Quintana, professeur associé en Management du Tourisme de l’Université de Las Palmas de Gran Canaria. Co-auteur de « A supplier side view of digital nomadism: The case of destination Gran Canaria« , elle nous a aidé à entamer nos recherches sur le sujet des « digital nomads » en répondant à nos questions et en nous expliquant, de son point de vue d’habitante comme de professionnelle de la recherche.

Au cours de nos discussions, Teresa a évoqué le mouvement « Canarias tiene un límite”, un mouvement social qui cherche à changer le modèle touristique et économique de l’archipel des Canaries. Né d’un profond sentiment de saturation et de déséquilibre, il dénonce les effets d’un modèle économique basé presque exclusivement sur le tourisme de masse. Il met en lumière les nombreuses conséquences de ce modèle : tensions sur les infrastructures publiques, crise du logement, dégradation environnementale et perte d’identité culturelle. Sans rejeter le tourisme en soi, le manifeste porté par les manifestants appelle à une réorientation urgente vers un modèle plus durable, équitable et respectueux du territoire. Parmi les revendications principales figurent l’arrêt de projets touristiques controversés, l’instauration d’une pause touristique, une régulation de l’achat immobilier par les étrangers, une loi de résidence, ainsi qu’une écotaxe dédiée à la protection de l’environnement. Le message porté est clair : les Canaries ont atteint leurs limites.

Notre équipe de recherche, centrée sur la perception des habitants sur le sujet des digital nomads, s’est alors renseignée sur ce mouvement, ses actions, ses idées, mais également sur ses adhérents. Pour cela, nous nous sommes rendus sur les réseaux sociaux où le hashtag #canariastieneunlimite nous a permis de retrouver toutes les publications et commentaires à ce sujet. 

Mais Teresa nous a expliqué que, selon elle, ce mouvement ne véhicule pas le bon message. En brandissant des slogans tels que « Tourists go home » ou « Digital nomads go home« , il envoie aux étrangers l’idée que leur présence n’est pas la bienvenue aux îles Canaries. En 2021, le gouvernement régional des Canaries a reconnu l’importance stratégique des nomades numériques en annonçant un plan de 500 000 € visant à attirer 30 000 professionnels du télétravail d’ici 2031 (Vega, 2021). Fait remarquable, cet objectif a été atteint bien plus tôt que prévu : rien que durant les six premiers mois de 2022, 34 500 télétravailleurs ont visité l’archipel (Gobierno de Canarias, 2022). En 2024, ce type d’initiative s’est poursuivi avec un nouvel investissement de plus de 700 000 € pour continuer à promouvoir les îles comme une destination idéale pour le travail à distance (Allwork.Space, 2024). 

Le tourisme joue un rôle crucial dans l’économie des îles Canaries, représentant environ 35 % du produit intérieur brut (PIB) de l’archipel et fournissant 40 % des emplois. En 2023, les îles ont accueilli près de 16 millions de visiteurs, générant plus de 17 milliards d’euros de revenus touristiques. Les îles dépendent donc fortement de cette activité. Ainsi, au lieu d’être perçus comme une menace, les visiteurs – qu’ils soient touristes ou nomades numériques – sont, dans une certaine mesure, indispensables à la stabilité économique de la région. 

Canarian Weekly

Le slogan « Tourists go home », largement relayé par le mouvement Canarias tiene un límite, reflète un sentiment de rejet croissant envers les visiteurs étrangers. Lors de nos entretiens avec des habitants de Las Palmas, notamment des étudiants de l’Université de Las Palmas, nous avons constaté que cette vision critique du tourisme est largement partagée. Beaucoup soulignent les effets négatifs qu’ils perçoivent au quotidien, en particulier la hausse des prix, notamment dans le secteur immobilier, qui rend l’accès au logement de plus en plus difficile pour les résidents locaux. À la question : « Quels avantages voyez-vous à la présence des touristes sur l’île ? », la majorité des personnes interrogées n’ont pas su répondre. Il est également intéressant de noter que la plupart d’entre eux ne faisaient pas de distinction claire entre touristes et nomades digitaux, les percevant tous deux comme des éléments contribuant à la détérioration des conditions économiques locales. Seules quelques personnes interrogées ont reconnu que le tourisme joue un rôle fondamental dans l’économie de l’île.

Tous ces échanges nous ont permis de mieux comprendre le fossé qui existe entre les décisions politiques prises pour attirer toujours plus de visiteurs, et le ressenti de nombreux habitants qui, eux, en subissent les effets au quotidien. D’un côté, les autorités misent sur le tourisme et les nomades digitaux pour dynamiser l’économie locale. De l’autre, les habitants pointent du doigt les problèmes que cela engendre : prix qui grimpent, logements devenus inaccessibles, et sentiment de ne plus être chez soi.

Au final, ce que beaucoup demandent, ce n’est pas de rejeter le tourisme, mais de construire un équilibre plus juste et plus durable. Un équilibre qui permettrait de préserver ce qui fait la richesse des Canaries : ses paysages, sa culture, et ses habitants.

Abril Mallea & Aymeline Bonneuil